Keynes: les Conséquences économiques de la paix (1919)

Contents
Chapitre I: Introduction
Chapitre II: L'Europe avant la guerre
> La population de l'Europe
> L'organisation de l'Europe/a>
> La psychologie de la société européenne
> Les relations du vieux monde avec le nouveau monde

Introduction

La faculté de s'habituer aux phénomènes environnants est une particularité notable de l'humanité. Fort peu d'entre nous se rendent nettement compte que l'organisation économique par laquelle, durant le dernier demi-siècle, a vécu l'Europe occidentale, était essentiellement extraordinaire, instable, complexe, incertaine et temporaire. Nous tenons certains de nos avantages les plus particuliers et les plus transitoires pour naturels, permanents et dignes de foi. Nous traçons nos plans en conséquence. C'est sur cette base erronée et mouvante comme le sable que nous établissons nos projets d'amélioration sociale et que nous préparons notre programme politique, que nous donnons cours à nos haines et à nos ambitions personnelles, et que nous nous sentons capables d'entretenir et non de calmer la guerre civile au sein de la famille européenne. Poussé par une folle erreur et un égoïsme indifférent, le peuple allemand a bouleversé les fondements sur lesquels tous nous vivions et nous construisions. Mais les représentants de l'Angleterre et de la France courent le risque d'achever la ruine commencée par l'Allemagne. Leur paix, si elle est mise en application, affaiblira au lieu de le renforcer, l'organisme délicat et compliqué, déjà ébranlé et brisé par la guerre, qui seul peut faire travailler et vivre les peuples de l'Europe.

En Angleterre, l'aspect extérieur de l'existence ne nous permet pas le moins du monde de nous rendre compte au de sentir qu'une époque est morte. Nous nous pressons de reprendre le fil de notre vie au point même où nous l'avions laissé, avec cette seule différence que beaucoup d'entre nous semblent bien plus riches qu'auparavant. Là, où avant la guerre nous dépensions des millions, nous avons appris maintenant à dépenser des centaines de millions sans souffrance apparente. Il est évident que nous n'utilisions pas à l'extrême les moyens que nous fournissait la vie économique. C'est pourquoi nous ne cherchons pas seulement à revenir aux aises de 1914, mais à les développer et à les intensifier énormément. Toutes les classes tracent également leur ligne de conduite : les riches veulent dépenser davantage et moins épargner ; les pauvres dépenser davantage et moins travailler.

Ce n'est probablement qu'en Angleterre (et en Amérique) qu'est possible pareille inconscience. Dans l'Europe continentale le sol s'agite et nul néanmoins ne prend garde à ses grondements. Il ne s'agit pas seulement d'excès ou d'agitation ouvrière, mais de vie ou de mort, de famine ou d'existence. Ce sont peut-être là les convulsions effroyables d'une civilisation qui meurt.

Pour celui qui a passé à Paris la plus grande partie des six mois qui ont suivi l'armistice, une visite à Londres, de temps à autre, était une étonnante expérience. L'Angleterre est toujours restée hors d'Europe. Elle ne remarque pas les agitations silencieuses de l'Europe. L'Europe est à côté d'elle et l'Angleterre n'est pas un morceau de sa chair, un membre de son corps. Mais l'Europe forme un bloc compact : France, Allemagne, Italie, Autriche, Hollande, Russie, Roumanie et Pologne respirent à l'unisson. Leur structure, leur civilisation sont foncièrement une. Ensemble ces pays ont prospéré, ensemble ils ont été jetés dans une guerre en dehors de laquelle nous sommes économiquement restés (comme l'Amérique, mais à un moindre degré), malgré nos sacrifices et nos secours énormes ; ensemble ils peuvent succomber. C'est là que se trouve la signification destructive de la paix de Paris. si, à la fin de la guerre civile européenne, la France et l'Italie victorieuses abusent de leur pouvoir momentané pour détruire l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie à présent abattues, elles appellent aussi leur propre destruction, par suite des liens cachés intellectuels et économiques qui les attachent d'une façon si forte et si inextricable à leurs victimes. En tout cas, un Anglais qui a pris part à la Conférence de Paris et a été pendant ce temps membre du Conseil suprême économique des Alliés, était forcé, - c'était pour lui une expérience toute nouvelle, - de devenir Européen par ses vues et ses soucis. Là, au cœur du système européen, ses préoccupations anglaises devaient largement disparaître devant d'autres spectres plus effrayants. Paris était un cauchemar et tout le monde y était mal à l'aise. Le sentiment d'une catastrophe imminente dominant la frivolité du spectacle, - la vanité et la petitesse de l'homme en face des grands événements, qui s'opposent à lui, - le sens confus et 1'inexistence des décisions, - la légèreté, l'aveuglement, l'arrogance, les cris confus de l'extérieur, - tous les éléments de l'ancienne tragédie y étaient. En vérité, celui qui était assis au milieu des ornements théâtraux des salons officiels français pouvait se demander si les figures extraordinaires de Wilson et de Clémenceau, avec leur aspect et leurs signes distinctifs si marqués, étaient en réalité des visages véritables et non les masques tragique-comiques de quelque drame ou de quelque guignol.

Les démarches faites à Paris avaient toutes cet ait d'importance extraordinaire et d'insignifiance tout à la fois. Les décisions semblaient grosses de conséquences pour l'avenir de l'humanité, et cependant l'air murmurait alentour que le mot ne prenait pas corps et qu'il était vain, sans valeur, sans effet et bien loin de la réalité. On avait fortement l'impression dépeinte par Tolstoï, dans La guerre et la paix, ou par Hardy, dans Chedynastes, d'événements poursuivant leur route vers leur conclusion fatale, sans être influencés ou touchés par la frénésie des hommes d'État réunis.

ESPRIT DES ANNÉES
Remarque que toute vue large et tout empire sur soi-même
Ont abandonné ces foules conduites à présent à la folie
Par la Négligence Immanente. Rien ici ne subsiste
Que l'esprit de vengeance parmi les forts,
Et parmi les faibles qu'une impuissante rage.

ESPRIT DE LA PITIÉ
Pourquoi la Volonté excite-t-elle une œuvre si insensée ?

ESPRIT DES ANNÉES
Je t'ai déjà dit qu'elle travaille inconsciemment
Dès qu'on a perdu le jugement.

Tous ceux qui, à Paris, étaient en relations avec le Conseil économique suprême recevaient presque heure par heure des rapports sur la misère, le désordre, la décomposition de l'organisation des pays alliés et ennemis de l'Europe Centrale et Orientale. Ils recevaient des lèvres des représentants financiers de l'Allemagne et de l'Autriche des témoignages concluants de l'épuisement terrible de ces nations. Une visite faite à la maison du Président, dans la chambre chaude et sèche, où les Quatre passaient leur temps à de vides et arides intrigues, ne faisait qu'augmenter le sens de ce cauchemar. Toutefois, là, à Paris, les problèmes européens se posaient d'une façon terriblement pressante, et un voyage à travers la vaste indifférence de Londres avait quelque chose d'un peu déconcertant. A Londres, en effet, ces questions étaient très loin, et l'on ne s'occupait que de nos seuls problèmes, bien moins importants cependant. Londres pensait que Paris travaillait dans une grande confusion, mais ne s'intéressait pas à cela. C'est dans cet esprit que le peuple anglais accepta le traité, sans le lire. Mais c'est sous l'influence de Paris et non de Londres que fût écrit ce livre, par un homme qui, bien qu'Anglais, se sentait aussi Européen. L'expérience de l'auteur est trop fraîche et trop récente pour qu'il puisse se désintéresser du développement ultérieur du grand drame historique de ce temps, qui détruira de vastes institutions, mais peut aussi créer un monde nouveau.

Chapitre II: L'Europe avant la guerre

Avant 1870, certaines parties de l'Europe s'étaient spécialisées dans une production propre, mais, pris dans son ensemble, ce petit continent se suffisait réellement à lui-même. La population était adaptée à cet état de choses.

Après 1870, une situation sans précédent se développa sur une grande échelle et, durant les cinquante années qui suivirent, l'Europe eut une condition économique instable et singulière. La demande de nourriture, satisfaite déjà par la facilité des importations américaines, fut, pour la première fois, de mémoire d'homme, définitivement comblée. A mesure qu'augmentait la population, les approvisionnements étaient en réalité plus aisés. Dans l'agriculture comme dans l'industrie, une échelle croissante de production donnait de plus grands profits proportionnels. En même temps qu'augmentait la population de l'Europe, le nombre des émigrants qui allaient labourer le sol des pays neufs s'accroissait d'une part, et, d'autre part, des ouvriers plus nombreux étaient utilisables en Europe. Ils avaient à fabriquer les produits industriels et les marchandises principales qui devaient faire vivre la population émigrante dans ses nouveaux établissements, et à construire les voies ferrées et les navires qui rendraient accessibles à l'Europe les aliments et les matières premières d'origine lointaine. jusqu'à 1900 environ, une unité de travail industriel produisait d'année en année un pouvoir d'achat qui s'appliquait à des quantités croissantes de nourriture. Il est possible qu'aux alentours de 1900 cette progression ait commencé d'être annulée et que le produit accordé par la nature à l'effort humain se soit à nouveau affirmé comme décroissant. Mais la tendance à l'augmentation du prix réel des céréales, a été compensée par certaines améliorations. A cette époque et pour la première fois, les ressources de l'Afrique tropicale, - une innovation parmi beaucoup d'autres, - furent largement utilisées. Un vaste commerce de graines oléagineuses commença à apporter sur la table de l'Europe, sous une forme nouvelle et peu coûteuse, un des éléments nutritifs essentiels de l'humanité. C'est dans cet Eldorado, dans cette République d'Utopie, pour parler comme les premiers économistes, que la plupart d'entre nous furent élevés.

Cet âge heureux perdit de vue une doctrine qui remplissait d'une profonde mélancolie les fondateurs de l'Économie politique. Avant le XVIIIe siècle, l'humanité n'entretenait point de vaines espérances. Pour faire tomber les illusions qui se répandaient à la fin de celte époque, Malthus mit un diable en liberté. Pendant un demi-siècle, toutes les œuvres économiques sérieuses plaçaient ce diable en pleine lumière. Pendant les cinquante ans qui suivirent, il fut enchaîné et éloigné des regards. Il semble qu'à présent nous l'ayons délivré de nouveau.

Quel extraordinaire épisode du progrès économique de l'homme, cette époque qui prit fin en août 1914! La plus grande part de la population travaillait dur, il est vrai, et ne jouissait que de satisfactions restreintes. Elle semblait cependant, selon toute apparence, se contenter raisonnablement de son sort. Tout homme dont le talent ou le caractère dépassait la normale, pouvait s'échapper vers les classes moyennes et supérieures, auxquelles la vie offrait à peu de frais et sans difficulté, des commodités, des aises et des douceurs, qui étaient hors de l'atteinte des plus riches et des plus puissants monarques des autres temps. Un habitant de Londres pouvait, en dégustant son thé du matin. commander, par téléphone, les produits variés de toute la terre en telle quantité qui lui convenait, et s'attendre à les voir bientôt déposes à sa porte ; il pouvait, au même instant, et par les mêmes moyens, risquer son bien dans les ressources naturelles et les nouvelles entreprises de n'importe quelle partie du monde et prendre part, sans effort ni souci, à leur succès et à leurs avantages espérés ; il pouvait décider d'unir la sécurité de sa fortune à la bonne foi des habitants d'une forte cité, d'un continent quelconque, que lui recommandait sa fantaisie ou ses renseignements. Il pouvait, sur le champ, s'il le voulait, s'assurer des moyens confortables et bon marché d'aller dans un pays ou une région quelconque, sans passeport ni aucune autre formalité ; il pouvait envoyer son domestique à la banque voisine s'approvisionner d'autant de métal précieux qu'il lui conviendrait. Il pouvait alors partir dans les contrées étrangères, sans rien connaître de leur religion, de leur langue ou de leurs mœurs, portant sur lui de la richesse monnayée. Il se serait considéré comme grandement offensé et aurait été fort surpris du moindre obstacle. Mais, par-dessus tout, il estimait cet état de chose comme normal, fixe et permanent, bien que pouvant être amélioré ultérieurement. Il regardait toute infraction qui y était faite comme folle, scandaleuse et susceptible d'être évitée. Les visées et la politique du militarisme et de l'impérialisme, les rivalités de races et de cultures, les monopoles, les restrictions, les exclusions allaient jouer le rôle du serpent dans ce paradis. Mais tout cela ne comptait pas beaucoup plus que les plaisanteries du journal quotidien, et semblait n'exercer presque aucune influence sur le cours de la vie sociale et économique, dont l'internationalisation était pratiquement sur le point d'être complète.

Afin d'être plus à même d'apprécier le caractère et les conséquences de la paix que nous avons imposée a nos ennemis, nous pousserons un peu plus loin nôtre étude des principaux éléments variables de la vie économique de l'Europe, existant déjà au début de la guerre.

I La population

En 1870, l'Allemagne avait une population d'environ 40 millions d'habitants. Vers 1,892, ce chiffre s'était élevé à 50 millions et. au 30 juin 1914, à environ 68 millions, Dans les années qui précédèrent immédiatement la guerre, l'accroissement annuel était d'environ 850.000 habitants, dont une insignifiante proportion seulement émigrait . Cette grande augmentation n'était rendue possible que par une transformation de grande portée dans la structure du pays. Après avoir été agricole et s'être suffi elle-même, l'Allemagne se transforma en une machine industrielle vaste et compliquée, dont le travail dépendait de l'équilibre de nombreux facteurs, aussi bien intérieurs qu'extérieurs. Ce n'est qu'il faisant marcher cette machine sans arrêt et à plein souffle, qu'elle pouvait trouver pour sa population croissante. de l'occupation au pays et les moyens d'acquérir à l'extérieur de quoi vivre. La machine allemande était semblable à une toupie qui, pour conserver l'équilibre, doit tourner toujours. toujours plus vite.

Dans l'empire austro-hongrois, qui était passé de 40 millions d'habitants en 1890, à 50 millions au moins lors de la déclaration, de guerre, la même tendance existait à un moindre degré. L'excédent annuel des naissances sur les décès était d'environ un demi-million, d'où il faut déduire cependant une émigration de quelques 250.000 personnes.

Pour comprendre la situation présente, il nous faut voir clairement quel centre remarquable de population était devenue l'Europe centrale. grâce au développement du système germanique. Avant la guerre, les population réunies d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie, non-seulement dépassaient fortement celle des États-Unis, mais étaient à peu, près égales à celle de toute l'Amérique du Nord. C'est dans ces masses, situées, à l'intérieur d'un territoire compact, que se trouvait la force militaire des puissances centrales. Mais ces mêmes masses, - la guerre ne les a pas sensiblement diminuées, - si elles sont privées de moyens d'existence, restent toujours, pour l'ordre européen, un danger à peine amoindri.

La population de la Russie d'Europe a fait un pas plus grand encore que celle de l'Allemagne : elle est passée de moins de 100 millions d'âmes, en 1890, à 150 millions environ au début de la guerre. Dans les années qui ont précédé immédiatement 1914, l'excédent des naissances sur les décès pour toute la Russie, atteignait la proportion prodigieuse de deux millions par an. Cette croissance immodérée, de la population russe peu remarquée en Angleterre, a été néanmoins un des faits les plus importants des dernières années.

Les grands événements historiques sont souvent dus à de lents changements dans l'accroissement de la population et à d'autres motifs économiques fondamentaux, qui, parce qu'ils échappent, par leur caractère progressif, à l'observation des contemporains, sont attribués à l'absurdité des hommes d'état et au fanatisme des athées. Ainsi les faits extraordinaires qui se sont produits en Russie ces deux dernières années, ce vaste soulèvement de la Société, bouleversant ce qui semblait le plus immuable,- la Religion, le fondement de la propriété, la possession du sol aussi bien que la forme du gouvernement et la hiérarchie des classes, - tout cela peut bien devoir davantage au pouvoir des masses en développement qu'à Lénine ou à Nicolas ; et les forces de rupture d'une fécondité nationale excessive peuvent avoir joué un plus grand rôle dans le déchirement des liens conventionnels, que la force des idées ou les erreurs de l'autocratie.

II L'organisation

La structure délicate au moyen de laquelle vivaient ces peuples, dépendait partiellement de facteurs internes du système.

L'obstacle des frontières et des tarifs était réduit au minimum. Près de 300 millions d'individus vivaient à l'intérieur des trois empires de Russie, d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie. Les monnaies diverses, qui étaient toutes maintenues sur une base stable par rapport à l'or et l'une vis-à-vis de l'autre, facilitaient la circulation des capitaux et le commerce, à un point dont nous n'estimons la valeur que maintenant que nous en avons perdu le bénéfice. Sur cette vaste étendue, les personnes et les biens profitaient d'une sécurité presque absolue.

Ces facteurs d'ordre, de sûreté de régularité, jamais l'Europe n'en avait joui sur un territoire si vaste et si peuplé, ni durant une si longue période. Ils frayaient un chemin à l'organisation de ce grand mécanisme de transports, de distribution de houille, de commerce extérieur, qui rendait possible la vie industrielle dans les denses centres urbains nouvellement peuplés. Tout cela est trop connu pour demander une confirmation documentaire, mais peut être éclairé par des chiffres relatifs au charbon, clé de la croissance industrielle de l'Europe centrale, presque autant que de celle de I'Angleterre : la production houillère allemande est passée de 30 millions de tonnes en 1871 a 70 millions en 1890, 110 millions en 1900 et 190 millions en 1913.

Le système économique européen se groupait autour de l'Allemagne, prise pour soutien central, et la prospérité du reste du continent dépendait principalement de la prospérité et de l'esprit d'entreprise de l'Allemagne. La prospérité croissante de l'Allemagne fournissait à ses voisins un débouché pour leurs produits en échange de quoi les marchands allemands leur procuraient à bas prix ce dont ils avaient principalement besoin.

Les statistiques de l'interdépendance de l'Allemagne et de ses voisins sont écrasantes. L'Allemagne était le meilleur client de la Russie, de la Norvège, de la Hollande, de la Belgique, de la Suisse, de l'Italie et de l'Autriche-Hongrie ; elle venait en second dans les achats faits à la Grande-Bretagne, à la Suède, auDanemark ; en troisième dans les achats faits à la France. Elle était la source d'approvisionnement la plus abondante pour la Russie, la Norvège, la Suède, le Danemark, la Hollande, la Suisse, l'Italie, l'Autriche-Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie ; et la seconde pour la Grande-Bretagne, la Belgique et la France.

Dans notre cas particulier, nous exportions plus en Allemagne qu'en tout autre pays du monde, sauf l'Inde, et nous achetions plus en Allemagne qu'en tout autre pays, sauf les États-Unis.

Il n'y avait pas un pays européen, sauf ceux qui sont à l'Ouest de l'Allemagne, qui ne fit avec elle plus du quart de son commerce total, et la proportion était bien plus forte pour la Russie, l'Autriche-Hongrie et la Hollande.

L'Allemagne ne faisait pas seulement du commerce avec ces États, elle leur fournissait une grande part des capitaux dont ils avaient besoin pour leur développement propre. Elle avait placé près de £ 500 millions en Russie, en Autriche-Hongrie, en Bulgarie, en Roumanie et en Turquie, sur un montant total de £ 1.250 millions de placements à l'étranger. Et par le système de la "pénétration pacifique", elle donnait à ces pays, non seulement des capitaux, mais une organisation. dont à avaient à peine moins besoin. Toute l'Europe située à l'est du Rhin était entraînée ainsi dans l'orbite industrielle germanique, et sa vie économique était adaptée en conséquence.

Mais ces facteurs internes n'auraient pas suffi à permettre à la population de subvenir à ses besoins sans là coopération de facteurs externes et de certaines dispositions générales communes à toute l'Europe. Beaucoup des circonstances déjà examinées étaient vraies de l'Europe prise dans son entier, et n'étaient pas particulières à l'Europe centrale, mais tout ce- qui suit était commun à tout le système européen.

III La psychologie de la société

L'Europe était socialement et économiquement organisée de manière à assurer l'accumulation maxima du, capital. Tandis que la condition journalière de la masse de la population s'améliorait continuellement, la société était bâtie de telle sorte qu'une grande part du revenu accru était soumise à l'autorité de la classe la moins disposée à la détruire. Les nouveaux riches du XIXe siècle n'avaient pas été habitués aux grandes dépenses. Ils préféraient la puissance que leur procuraient leurs placements aux plaisirs de la consommation immédiate. En fait, c'était précisément cette inégalité de la répartition des richesses qui permettait ces. grandes accumulations de capital fixe et de revenus par lesquelles l'époque se distingue de toute autre. C'est que là se trouvait en fait la justification principale du capitalisme! Si les riches avaient dépensé leurs nouveaux biens pour leurs jouissances personnelles, le monde aurait, il y a longtemps, trouvé un tel régime insupportable. Mais comme des abeilles, ils ont épargné et accumulé, non moins dans l'intérêt de toute la communauté que parce qu'ils entretenaient des vues plus étroites.

Les immenses accumulations de capital fixe qui furent faites, au grand profit de l'humanité, durant le demi-siècle qui précéda la guerre, n'eussent jamais eu lieu dans une société où la richesse eut été équitablement divisée. Les voies ferrées du monde que cette époque a construites comme des monuments pour la postérité, n'étaient pas moins que les pyramides d'Égypte, l'œuvre de travailleurs qui n'étaient pas libres de consacrer à leur satisfaction immédiate la rémunération complète de leurs efforts.

Ainsi, la croissance de ce remarquable système reposait à la fois sur le mensonge et sur la fraude. D'une part, les classes laborieuses acceptaient une situation où elles ne pouvaient prétendre qu'à une très petite part du gâteau qu'elles, la nature, et les capitalistes, avaient travaillé ensemble à produire. Elles agissaient de cette façon, soit par ignorance, soit par impuissance, soit forcées, persuadées ou trompées par l'habitude, les conventions, l'autorité et l'ordre bien établi de la Société. Et. d'autre part, les classes capitalistes étaient autorisées à prétendre au meilleur morceau du gâteau et libres, théoriquement, de le consommer. Mais, en pratique, une convention tacite leur en faisait consommer fort peu. Le devoir " d'épargner " devint les neuf-dixièmes de la vertu, et l'élargissement du gâteau l'objet de toute vraie religion. Autour de la non-consommation du gâteau poussèrent tous les instincts d'un puritanisme qui, en d'autres temps, s'était retiré du monde et avait négligé les arts productifs aussi bien que récréatifs. Et, ainsi, le gâteau s'accrût. Pour quelles fins ? On n'y réfléchissait pas. On exhortait fréquemment les individus, non pas tant à s'abstenir qu'à remettre et à entretenir les plaisirs sûrs que causent les joies prévues. Il fallait épargner, disait-on, pour votre vieillesse et vos enfants. Mais ce n'était là qu'une théorie, - et la grâce du gâteau était qu'il ne serait jamais mangé ni par vous, ni par vos enfants après vous.

En écrivant ainsi, je ne méprise pas nécessairement les pratiques de cette génération. Dans les inconscientes retraites de son être, la Société savait de quoi il s'agissait. Le gâteau était en réalité fort petit par rapport aux appétits, et s'il avait été partagé entre ceux qui l'entouraient nul ne se serait retiré plus satisfait. La Société ne travaillait pas pour les minimes satisfactions du jour, mais pour la sécurité future et l'amélioration de la race, - en fait pour le " progrès ". Si seulement le gâteau, au lieu d'être coupé, pouvait grandir dans la proportion géométrique prédite par Malthus pour la population, et vraie aussi pour l'intérêt composé, un jour sans doute il y en aurait assez pour qu'on s'attable autour et la postérité pourrait profiter de nos peines. Ce jour-là, c'en serait fini du surtravail, de la surpopulation et de la sous-alimentation. Les hommes, tranquilles quant aux aises et aux besoins de leur corps, pourraient se diriger vers un plus noble exercice de leurs facultés . Une proportion géométrique peut en contrebalancer une autre, et le XIXe siècle a pu oublier la fécondité de l'espèce en contemplant les vertus vertigineuses de l'intérêt composé.

Mais, sur cette perspective, il y avait deux obstacles: la population excédant constamment l'accumulation des richesses, notre abnégation peut ne créer aucun bonheur ; - et le gâteau peut, après tout, être consommé, prématurément, dans la guerre destructive de toutes ces espérances.

Ces pensées nous ont trop éloigné de notre dessein immédiat. Nous cherchons simplement à montrer que le principe d'accumulation fondé sur l'inégalité était une partie vitale de l'ordre d'avant guerre de la Société et du progrès tel que nous l'entendions. Nous voulons fortement marquer que ce principe dépendait de conditions psychologiques variables, qu'il est peut-être impossible de ressusciter. Il était anormal qu'une population, dont si peu de membres jouissaient des joies de l'existence, ait accumulé de si immenses stocks. La guerre a dévoilé à tous la possibilité de la consommation et a beaucoup l'inanité de l'abstinence. Ainsi apparaît le mensonge. Les classes laborieuses peuvent ne plus vouloir pratiquer un si large renoncement. La classe capitaliste, ayant perdu confiance dans l'avenir, peut chercher à jouir plus complètement de ses possibilités de consommation tant qu'elles dureront, et hâter ainsi l'heure de leur confiscation.

IV Les relations du vieux monde avec le nouveau

Les habitudes d'épargne étaient, avant la guerre, la condition nécessaire du plus grand facteur extérieur de l'équilibre de l'Europe.

Une partie importante des capitaux accumulés par l'Europe était exportée au loin. De tels placements aidaient au développement des ressources nouvelles de produits alimentaires, de matières premières et de transports. Ils permettaient aussi au vieux monde de réclamer une part des richesses naturelles et des forces cachées et intactes du nouveau. Ce dernier élément prit la plus grande importance. Le vieux monde employait très prudemment le tribut annuel qu'il était ainsi autorisé à retirer. On profitait, il est vrai, sans délai, du bénéfice des ressources abondantes et peu coûteuses qu'à l'aide de développements nouveaux rendait possible l'excédent de capital. Mais la plus grande part de l'intérêt monétaire provenant de ces placements à l'étranger était placé de nouveau pour accroître, comme on l'espérait alors, la réserve qui servirait dans les temps moins heureux, où le travail européen ne pourrait plus acquérir aussi facilement les produits des autres continents, et où le solde exigible serait disputé à la vieille civilisation par les peuples grandissants des régions et des climats différents. Ainsi toutes les races européennes tendaient à profiter du développement des ressources nouvelles, soit en poursuivant leur exploitation sur le sol national, soit en la risquant à l'étranger.

Quoi qu'il en soit, cet équilibre des vieilles civilisations et des ressources nouvelles était menacé dès avant la guerre. La prospérité de l'Europe était établie en effet sur les faits suivants : en premier lieu, en raison du grand excédent des matières alimentaires exportables américaines, l'Europe pouvait se ravitailler à un faible prix, mesuré par rapport au travail nécessaire à la production de ses propres exportations; en second lieu, par suite de ses placements antérieurs, elle avait droit à une somme importante, sans avoir rien à payer en retour. Le second de ces facteurs semblait hors de danger, mais le premier était menacé par l'accroissement des populations d'outre-mer, et principalement des États-Unis.

Quand, pour la première fois, les sols vierges de l'Amérique commencèrent à produire, les populations de ce continent, et par conséquent leurs propres besoins locaux, étaient très faibles par rapport à ceux de l'Europe. Jusqu'en 1890, la population de l'Europe était trois fois supérieure à celle des deux Amériques réunies. Mais, vers 1914, les besoins internes de blé aux États-Unis étaient presque égaux à la production et l'on était évidemment près de l'époque où il n'y aurait d'excédent exportable que lors des moissons exceptionnelles. En fait, ces besoins intérieurs des États-Unis sont estimés à plus de 90 % de la production moyenne des années 1909-1913 . En tout cas, à ce moment, une tendance au resserrement commença à se manifester, non pas tant par une production insuffisante, que par une hausse constante du coût réel. Cela revient à dire que, si l'on envisage le monde dans son entier, on ne manquait pas de froment, mais que, pour s'en procurer une quantité suffisante, il fallait offrir un prix réel plus élevé. L'élément le plus favorable du problème était l'extension des exportations alimentaires Russes et Roumaines vers l'Europe centrale et occidentale.

Bref, la satisfaction de la demande européenne des ressources du Nouveau monde, devenait douteuse et la loi du profit décroissant, s'affirmant de nouveau, obligeait l'Europe à offrir d'années en années des masses plus grandes de marchandises pour obtenir la même quantité de pain. Pour ces motifs, l'Europe n'était, nullement, en état de supporter la désorganisation d'aucune de ses sources principales d'approvisionnement.

On pourrait dire beaucoup d'autres choses pour peindre les particularités économiques de l'Europe de 1914. Nous avons insisté sur les trois ou quatre plus grands facteurs d'instabilité,-instabilité résultant d'une population excessive vivant sur une organisation complexe et artificielle, - instabilité des classes laborieuses et capitalistes, - instabilité de la demande européenne du ravitaillement du nouveau monde, dont l'ancien dépendait complètement.

La guerre a ébranlé ce système, au point de mettre dans le plus grand danger la vie même de l'Europe. Une grande partie du Continent est faible et mourante, sa population dépasse largement le nombre d'hommes qu'il est possible de faire vivre, son organisme est détruit, son système de transports brisé, et son ravitaillement terriblement diminué.

C'était la tâche de la Conférence de la Paix de faire honneur à ses engagements et de satisfaire la justice ; mais ce ne l'était pas moins de réorganiser la vie et de panser les blessures. Ces devoirs lui étaient dictés autant par la prudence que par la générosité que la sagesse antique louait chez les vainqueurs. Nous allons examiner, dans les chapitres suivants, le véritable caractère de la paix.


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Mis en ligne le 29/05/2012